Accueil » Personnages historiques » Le Chevalier d’Eon : l’espion infiltré de Louis XV
Tel un James Bond des temps modernes, le Chevalier d’Eon, ambassadeur et espion du roi Louis XV, a su maintenir une célébrité retentissante, alors que son identité est longtemps restée incertaine. De Saint-Pétersbourg à Londres, en passant par Versailles, il s’établit comme représentant du royaume de France en Europe. Détenteur et au fait des plans du souverain pour réfréner le pouvoir britannique, il se laissa aller à une folie des grandeurs, sous les regards agacés de ses compères; et faisant preuve d’un orgueil à l’origine d’un des plus gros chantages de l’Histoire.
Charles d’Eon de Beaumont
Charles Geneviève Louis Auguste Andrée Timothée d’Eon de Beaumont voit le jour le 5 octobre 1728 à Tonnerre. C’est à s’y méprendre avec un nom aussi long, mais Charles d’Eon, dit le Chevalier d’Eon, est issu d’une famille bourguignonne des plus modestes. Fils de tonneliers, il prétend à des titres de noblesse dès son plus jeune âge; et se fait remarquer par Louis XV alors qu’il est avocat au Parlement de Paris. Il est ainsi nommé censeur royal pour l’Histoire et les Belles Lettres, et découvre l’escrime. Il est un homme à l’air fragile et femmelette, mais c’est un excellent cavalier, qui manie l’épée comme personne.
Le chevalier d’Eon, les débuts de l’espionnage
Les premiers pas en Russie
En 1755, le prince Louis de Conti, qui se trouve être le cousin du roi, commissionne le chevalier d’Eon d’un poste en diplomatie politique, ce jeune homme qu’il a rencontré par l’intermédiaire de Monin, flairant le potentiel du chevalier alors qu’il s’était présenté costumé en femme au bal à Versailles. Deux ans plus tard, d’Eon part pour la Russie et y intègre un petit groupe chargé du bon fonctionnement des relations franco-russes.
Par ailleurs, le plan mis en place par le prince de Conti pour se rapprocher de la tsarine Élisabeth Ire est bien particulier : le chevalier d’Eon doit se travestir et devenir Mademoiselle Lia de Beaumont, accompagnée de son frère Charles. Ces deux personnages joués par un seul et même homme parviennent à faire signer l’alliance entre la France et la Russie, une union efficace face à la montée des tensions entre le royaume de Louis XV et la complicité anglo-prussienne qui s’est installée.
La Chevalière d’Eon ?
À la mort de la tsarine Elisabeth, Pierre III prend le pouvoir, et le chevalier d’Eon est envoyé à Saint-Pétersbourg. Il n’y séjourne qu’en simple résident de France, mais, lui, vise déjà bien plus haut. Toutefois, la chute de Pierre III et l’appropriation du pouvoir par celle qu’on surnommera “La Grande Catherine”, changent la donne.
Un doute persiste chez les européens : cet espion qui sillonne la Russie est-il réellement un homme ? Lui qui s’est si bien prêté à incarner Mademoiselle de Beaumont, et dont l’apparence est loin de celle d’un colosse, les questions se soulèvent. Le chevalier d’Eon se laisse aller à la rumeur, et faisant parler de lui, il nourrit déjà un orgueil débordant.
À son retour à Paris en 1760, il est nommé capitaine colonel général des Dragons, en récompense de ses missions en Russie, et reçoit la croix du Saint-Esprit. Il s’illustre alors au combat, et celui dont le genre restait encore à définir, fait pencher la balance de l’ambiguïté. À l’époque, on dit que jamais une femme n’aurait pu se battre de la sorte, et qui plus est, sous les commandes du roi.
Le chevalier d’Eon, l’infiltré de Versailles à Londres
Arrivée sur le sol britannique
En 1762, il quitte l’armée et part pour l’Angleterre avec l’ambassadeur de France, en vue de négocier un traité de paix. Cet accord presse, le plus tôt sera le mieux ; mais à Versailles, on se pose déjà des questions, puisque ces protocoles ne sont d’ordinaire pas confiés aux diplomates en poste. D’Eon revient à Paris, fier, le traité sous le bras. Le chevalier prend des airs de modestie, alors qu’au fond, il sait qu’il triomphe. Louis XV le soutient pleinement, déclarant même que Le Petit d’Eon lui “porte chance”.
Le Secret du Roi
Et si Louis XV l’acclame, c’est en partie parce que le chevalier d’Eon fait partie de ses infiltrés à Londres. En effet, le roi de France mène, en parallèle de sa diplomatie officielle et sans que celle-ci ne soit au courant, une légation dissimulée : le Secret du Roi.
Ses agents de confiance surveillent de près l’Angleterre, sortant d’une guerre de sept ans issue de l’alliance avec l’Autriche. Le royaume de George II domine les mers et exerce une main de fer sur les colonies ; insufflant à Louis XV le souhait d’organiser un débarquement préventif sur les côtes anglaises.
Mais le roi et ses hommes de main ont besoin de quelqu’un sur place, quelqu’un de fiable et d’efficace, et par-dessus tout de quelqu’un de discret. Un homme proche du roi qui a fait parler de lui en Russie et qui a aussi fait ses preuves à la tête des Dragons semble justement correspondre au profil… Charles de Beaumont et son cousin La Rozière sont alors dépêchés en Angleterre.
Londres, nid de l’espion
L’ambassadeur français en titre à ce moment-là est le duc de Nivernais (duc de Nevers), mais ce dernier ne supporte plus la météo de Londres, et les maladies à répétition lui font quitter le pays. Il a repéré ce certain chevalier d’Eon et lui attribue l’ambassade par intérim. D’Eon revêt alors une double casquette : il est à la fois ambassadeur de France et agent secret. Il s’occupe des affaires diplomatiques officielles pour le royaume de France, et contribue à l’avancement du projet dissimulé de Louis XV.
Il se présente en homme ou en femme selon les missions qu’il doit mener, ravivant les rumeurs chez les anglais, où les paris vont bon train. Un envoyé du roi de France est même délégué pour vérifier le genre du chevalier, qui se verra condamné à porter des toilettes féminines, lorsqu’on rapporte au roi que l’on a affaire à une femme. Cette nouvelle ne sera jamais démentie par le Chevalier d’Eon, qui, bien qu’avec un corps tout ce qu’il y a de plus masculin, laissera planer le doute.
Le chevalier d’Eon, un diplomate qui agace
Le problème, c’est que le chevalier, dévoré par sa fatuité, mène une vie pompeuse sur les crédits de son successeur, le comte de Guerchy. Guerchy est exaspéré par ce qu’on lui rapporte : cet homme qui n’est même pas de bonne famille, et qui plus est, fragilisé par des complexes autour de sa sexualité, se permet une vie grand train, comme un parvenu. Mettant de côté les états d’âme de celui qu’on ne considère que comme un commis, il se permet alors quelques remontrances, ce qui ne plaît pas du tout à d’Eon.
Seulement voilà, ce que ces hommes ne savent pas, c’est que le chevalier d’Eon est en possession d’une lettre de la main du roi, exposant le projet de débarquement. Dans les rapports diplomatiques qui se posent entre la France et l’Angleterre, c’est une véritable arme qui mettrait en péril l’entente des deux royaumes et le traité de paix que vient juste de signer le roi. L’enjeu est risqué, et Louis XV le sait : si ses ambassadeurs continuent de s’en prendre à d’Eon, il a les moyens de déclencher une nouvelle guerre.
D’Eon – Guerchy : la poudrière
Remue ménage à l’Ambassade
Les ministres ne sont pas au courant de l’affiliation du chevalier d’Eon au Secret du Roi, et eux ne voient qu’un jeune homme prétentieux, en proie à une folie des grandeurs. Son arrogance de plus en plus intolérable, le ministre Choiseul-Praslin commande, dans un même courrier, la mise à pied et la disgrâce du chevalier. Guerchy, de son côté, est bien décidé à reprendre son bureau, et débarque à Londres en 1763. Le chevalier fait mine de se tenir, mais cette entente ne tient pas à grand-chose, les deux ministres ayant leur pied dans la fourmilière.
Les londoniens, qui adorent les scandales, s’en mêlent et prennent la défense du secrétaire d’ambassade à défaut du diplomate, et Guerchy paye un scribe pour rédiger un pamphlet attaquant le chevalier. D’Eon, à fleur de peau, est touché dans son égo et fait savoir son mécontentement.
Le Secret royal menacé
Outre-Manche, Louis XV et ses agents de confiance sont dépités. L’ambassadeur pousse à bout celui qui détient une véritable bombe, et le cercle s’inquiète, surtout lorsque que l’on apprend que La Rozière, le cousin de d’Eon, est mêlé à l’affaire. Par dessus le marché, Monin qui avait introduit et recommandé le jeune chevalier au roi, est devenu le conseiller de Guerchy. Cet imbroglio, c’est un cauchemar pour le secret royal ; mais dans le Versailles officiel, on continue de tout ignorer.
Louis XV n’a pas d’autre choix que de signer l’extradition demandée par le duc de Choiseul-Praslin, afin de n’éveiller aucun soupçon. Il envoie tout de même une lettre à Guerchy, lui stipulant de conserver tous les papiers saisis chez le chevalier et de, surtout, ne pas les divulguer. S’il y en a un qui doit être au courant des projets du roi, ce sera son représentant en Angleterre.
L’extradition signée, le chevalier d’Eon sent la menace qui pèse sur lui. Il se croit fini et vit surveillé jour et nuit. Sa peur, c’est que le gouvernement français vienne le chercher physiquement. Le sort en décide autrement : l’Angleterre refuse son transfert. C’est une chance inespérée, qui sonne le retour à la liberté, et surtout l’heure de la vengeance.
Le chevalier d’Eon prend sa revanche
La tendance s’inverse
Pendant ce temps, La Rozière, le cousin de d’Éon, s’est servi du bruit qu’a fait l’affaire comme couverture de sortie, lui permettant de mener à bien sa mission. Pendant que les esclandres occupaient la capitale, lui, a pu fournir à Louis XV un ensemble de cartes détaillées des côtes anglaises, agrémentées d’une série d’informations utiles au débarquement.
Le ministre des affaires étrangères, qui lui non plus ne se doute pas du double statut du chevalier d’Eon, lui injure de restituer les papiers diplomatiques. Ces papiers qu’il demande, ils relèvent de la diplomatie officielle, et ne présentent absolument rien de compromettant. Mais d’Eon sait que les secrets d’État sont sa seule arme dans cette épreuve de force ; alors il refuse en bloc et reprend l’avantage.
Guerchy mis à mal
Il n’en a toujours pas fini avec celui qui a plusieurs fois tenté de salir son nom, Guerchy. Dans une nouvelle publication, il fait reproduire des lettres qui nuisent à la réputation de l’ambassadeur, remettant en cause sa fidélité et fierté d’époux. La petite guerre entre ces deux diplomates fait encore une fois un véritable tapage et nourrit la célébrité du chevalier d’Eon.
Treyssac de Vergy, un voyageur à la moralité douteuse qui avait déjà croisé la route du chevalier, est en rogne contre Guerchy et vient offrir son soutien à d’Eon. Le coup monté repose sur un prétendu attentat organisé par l’ambassadeur, Vergy, prêt à témoigner de cette fausse thèse. Guerchy est dans une mauvaise passe, et n’a même pas l’appui de l’opinion publique anglaise, qui n’apprécie guère les français et le condamne à une lourde charge.
Le dernier combatdu chevalier d’Eon
Le Chevalier d’Eon jubile, mais il lui reste encore une carte à jouer : la lettre de la main du roi sur son projet de débarquement. Il entame alors une phase de chantage, demandant pas moins de 650 000 livres françaises, une somme astronomique ! Louis XV, qui avait bonne foi en lui durant toutes ces années, n’en revient pas : “Nous avons affaire à un fou!”.
Mais l’intimidation est de courte durée, et l’agitation retombe rapidement, lorsque le roi d’Angleterre George III, arrivé au trône en 1760, libère Guerchy de ses fonctions. Celui-ci prend un long congé en France, loin de cette ambassade désastreuse, dont il ne se remettra jamais vraiment.
D’Eon a gagné, et redevient totalement inoffensif. Il remet les documents au nouvel ambassadeur, qui fait d’ailleurs partie des Secrets du Roi, Louis XV s’y étant bien appliqué. Le Chevalier d’Eon se fait verser une pension de 12 000 livres à titre de dédommagement, mais voit tout espoir d’ambition déchu. Destitué de ses grades, il finira sa vie dans la misère, avant de s’éteindre le 21 mai 1810, à Londres.
Déclaré femme de son vivant, ce n’est qu’à sa mort et après autopsie que sa masculinité est révélée. De fait, le nom du Chevalier d’Eon aura alimenté de nombreuses discussions et rumeurs, tant sur son identité et les scandales qu’il a pu engendrer, que sur son génie de l’espionnage et les intempérances de sa prétention. Le roi, qui lui attribua pleine confiance et se vit dupé, se rétractera et écrira sur le chevalier d’Eon : “ Je ne le crois point fou mais orgueilleux à l’excès, et fort extraordinaire, ah oui ça, on ne saurait mieux dire !”.
SOURCES
- DE DECKER Michel, Le Chevalier d’Eon, 1998.
- FERRAND Franck – Podcast Radio Classique “Le Chantage du Chevalier d’Eon”.
- LETAINTURIER Gabriel, Le Chevalier d’Eon, 1901.
- SACLEUX Arnaud, “Le Chevalier d’Eon, un espion travesti au service de la France”, National Geographic, 2022.